THAYENDANEGEA (il signait aussi Thayendanegen,Thayeadanegea, Joseph Thayendanegea et Joseph Brant ; son nom agnier signifie « il fait ou met ensemble deux paris »), membre du clan du Loup, interprète agnier, traducteur, chef de guerre, homme d’État et fonctionnaire du département des Affaires indiennes, né vers le mois de mars 1742/1743 à Cayahoga (près d’Akron, Ohio), fils de Tehowaghwengaraghkwin ; décédé le 24 novembre 1807 à l’endroit où se trouve aujourd’hui Burlington, Ontario.
D’après son propre témoignage, donné à John Norton*, Joseph Brant « descend[ait], tant du côté paternel que du côté maternel, de prisonniers wyandots adoptés par les Agniers » ; sa grand-mère avait été capturée à l’époque où les Wyandots vivaient dans les environs de la baie de Quinte (Ontario). La tradition voulant que le chef agnier Hendrick [Theyanoguin*] ait été un des ancêtres de Brant a été reprise par l’historien Lyman Copeland Draper. En 1879, une vieille Agnière du nom de Katy Moses, parente éloignée de la troisième femme de Brant, informa Draper que la mère de Brant descendait de Hendrick. Selon Charlotte Smith, née Brant, petite-fille de Joseph Brant, la mère de ce dernier était la petite-fille de Hendrick. Quand il visita l’Angleterre, en 1775–1776, Brant fut longuement interrogé par James Boswell, qui publia un article dans le London Magazine [...] de juillet 1776. Brant y est présenté comme le petit-fils du chef qui séjourna en Angleterre au temps de la reine Anne. Mais les Agniers se servaient aussi du mot grand-père pour désigner les arrière-grands-pères et les arrière-arrière-grands-pères, de même que les grands-oncles ; il est possible qu’un chef nommé Brant (Sa Ga Yeath Qua Pieth Tow), qui faisait aussi partie de la délégation de 1710, ait été apparenté de quelque manière à Joseph.
Brant naquit probablement au mois de mars 1742 du calendrier julien. Selon l’âge que lui donne son biographe William Leete Stone à sa mort, il serait né en 1743, mais ce calcul ne tient pas compte du fait que le calendrier grégorien remplaça le calendrier julien du vivant de Brant. Le père de Joseph, qui aurait été un éminent guerrier, mourut alors que son fils était encore enfant. Quelques années avant que n’éclatât la guerre de Sept Ans, la mère de Joseph l’amena, avec sa sœur Mary [Koñwatsi?tsiaiénni*], dans la vallée de la Mohawk. Elle s’établit à Canajoharie (près de Little Falls, New York), où elle avait vécu avant l’émigration de la famille dans la région de l’Ohio. Elle se remaria à un nommé Carrihogo, ou News Carrier, que les Blancs connaissaient sous le nom de Barnet ou Bernard, et, par contraction, Brant. Le jeune Joseph fut appelé Joseph à Brant et, finalement, Joseph Brant. L’auteur William Allen, lequel connaissait Joseph, fils de Joseph Brant, et qui obtint peut-être de lui ce renseignement, dit que le beau-père, qui avait rang de chef, « était qualifié d’onontagué ». Mais Stone, qui interrogea plusieurs de ses descendants, écrit au sujet du beau-père de Brant qu’il était agnier.
Brant prit pour la première fois du service à l’âge de 15 ans, au cours de la guerre de Sept Ans. Il participa à la campagne de James Abercromby*, qui devait envahir le Canada par le lac George (lac Saint-Sacrement) en 1758, et il fut au nombre des guerriers qui accompagnèrent sir William Johnson*, surintendant des Affaires des Indiens du Nord, dans son expédition de 1759 contre le fort Niagara (près de Youngstown, New York). L’année suivante, il se joignit au corps d’armée qui, sous le commandement d’Amherst*, descendit le Saint-Laurent pour assiéger Montréal.
Le beau-père de Brant mourut vers 1760. D’après le témoignage que reçut Draper du filleul de Brant, John « Smoke » Johnson*, un guerrier du nom de Old Crooked Neck « prit en charge » le jeune Brant et l’amena à sir William Johnson. Impressionné par le talent de Brant, Johnson décida de le faire instruire. À l’été de 1761, Brant fut envoyé, en compagnie de deux autres garçons agniers, au révérend Eleazar Wheelock, à Lebanon (Columbia, Connecticut), en vue de l’inscrire à la Moor’s Indian Charity School. Selon Wheelock, Brant « apparten[ait] à une famille distinguée [...], était richement vêtu, à la mode indienne, et savait quelques mots d’anglais ». Sa capacité intellectuelle et son comportement jouaient fortement en sa faveur auprès de Wheelock. Brant fut bientôt chargé d’enseigner l’agnier à un de ses camarades d’école, Samuel Kirkland, qui se proposait de devenir missionnaire chez les Iroquois. Le 4 novembre 1761, Brant et Kirkland se rendirent au pays des Iroquois afin de trouver six autres garçons pour l’école. Ils étaient de retour quelques semaines plus tard avec deux jeunes Agniers, rapportant la promesse que Johnson enverrait d’autres garçons quand les familles seraient rentrées de la chasse d’automne.
Brant était un étudiant si prometteur que Wheelock avait projeté de le laisser accompagner Kirkland lorsque ce dernier partirait pour le College of New Jersey ; Brant aurait pu continuer d’enseigner l’agnier à l’aspirant missionnaire, tout en fréquentant lui-même la grammar school pour y perfectionner son anglais et « acquérir des connaissances utiles dans d’autres branches, [le] préparant peut-être au collège ». Le plan ne se réalisa pas ; en 1762, Kirkland partit seul pour le collège.
En février 1763, Wheelock écrivait de Brant qu’il était « vif d’esprit, viril et distingué dans son comportement, et d’un naturel modeste et bienveillant ». Et il ajoutait : « j’ai tout lieu de croire que depuis plusieurs mois il aime sincèrement Notre-Seigneur Jésus-Christ ; et son attachement à la religion semble se développer [...] toujours davantage ». À cette époque, le précepteur de Brant, Charles Jeffry Smith, prenait les dispositions voulues pour l’amener avec lui au pays des Agniers, où l’un et l’autre pourraient s’enseigner mutuellement leur langue, pendant que Smith travaillerait comme missionnaire auprès des Agniers. Mais, en mai 1763, Brant reçut une lettre de sa sœur Mary, qui le rappelait à la maison parce que les Indiens voyaient d’un mauvais œil qu’il fréquentât l’école et « n’aim[aient] pas, entre autres, les gens qui l’entouraient ». Wheelock pria Johnson de lui accorder un délai de quelques mois qui permettrait à Smith d’être prêt à entreprendre sa mission apostolique et qui lui fournirait à lui-même l’occasion d’amener Brant à Boston et à Portsmouth, au New Hampshire, lors d’un voyage d’affaires pour l’école.
Brant et Smith se mirent en route pour le pays des Agniers à l’été de 1763. Smith et Wheelock espéraient tous deux que Brant reviendrait à l’école, mais cela ne devait pas être. En fait, Johnson envisageait de l’envoyer à New York pour le préparer à s’inscrire au King’s College, lequel deviendrait plus tard la Columbia University. Mais sur le rapport que de forts préjugés contre les Indiens avaient cours dans la ville à la suite du soulèvement de Pondiac*, Johnson l’envoya avec trois autres jeunes Agniers au missionnaire Cornelius Bennet, dans la vallée de la Mohawk, afin que celui-ci continuât de les instruire.
En compagnie d’autres Iroquois alliés des Britanniques, Brant participa en 1764 à la campagne contre les villages des Loups (Delawares), sur la rivière Susquehanna, et il fut la même année volontaire au sein de l’expédition de John Bradstreet* contre les Indiens de l’Ouest. À cause de l’activité de Brant, le faux bruit selon lequel il aurait pris la tête d’un parti d’Indiens pour attaquer les Britanniques se répandit en Nouvelle-Angleterre. Si la confiance de Wheelock en Brant ne fut pas ébranlée, son école en souffrit financièrement. Wheelock écrivit plus tard que Brant avait été « utile à la guerre ; sa conduite y [avait été] si bien celle du chrétien et du soldat qu’elle lui [avait] valu d’être grandement estimé ».
Le 25 juillet 1765, Brant épousa une Onneiout, Neggen Aoghyatonghsera, dont le nom anglais était Margaret, fille d’Isaac of Onoquaga. La cérémonie fut présidée, à Canajoharie, par le missionnaire Theophilus Chamberlain*, qui qualifia la nouvelle mariée de « belle jeune femme, sobre, sage et religieuse ». Les Brant eurent deux enfants, Isaac et Christiana ; ils habitaient, à Canajoharie, une maison confortable où les missionnaires qui œuvraient chez les Iroquois étaient toujours les bienvenus. L’épouse de Brant contracta la tuberculose et mourut probablement à la mi-mars 1771. Brant s’en alla vivre chez John Stuart, missionnaire anglican à Fort Hunter, dans la colonie de New York. Il demanda bientôt à Stuart de le marier avec la demi-sœur de Neggen, Susanna. Stuart refusa, car l’Église d’Angleterre interdisait le mariage de si proches parents ; sur quoi Brant alla voir un ministre allemand, qui procéda à la cérémonie. Susanna mourut peu de temps après, sans avoir eu d’enfants. Vers 1779, Brant épousa Catharine [Ohtowa?kéhson*], censément la fille de l’ancien agent des Affaires indiennes George Croghan. D’une famille en vue, elle devint par la suite matrone du clan agnier de la Tortue, et son frère Henry [Tekarihó:ken*] fut le sachem principal de la tribu. Sept enfants naquirent de ce mariage : Joseph, Jacob, Margaret, Catharine, Mary, John [Ahyouwaeghs*] et Elizabeth. Brant envoya Joseph et Jacob chez la famille Wheelock à Hanover, au New Hampshire, en 1800. Le Dartmouth College et la Moor’s Indian Charity School étaient l’un et l’autre situés dans cette ville à l’époque, et les enfants furent mis à l’école. Mais c’est John qui devait faire sa marque tant dans les affaires internes des Agniers que dans la vie politique du Haut-Canada.
Pendant son séjour chez le missionnaire John Stuart, Brant aida ce dernier à traduire en agnier l’Évangile selon saint Marc, une histoire concise de la Bible et un exposé du catéchisme. De l’avis de Stuart, Brant était « peut-être [...] la seule personne en Amérique capable d’une telle entreprise ». Johnson appréciait aussi les services et les talents de Brant, et il eut recours à lui comme interprète et traducteur de discours dans les idiomes des Six-Nations. Brant parlait couramment au moins trois de ces idiomes. Norton affirme dans son Journal que peu de temps avant de mourir, en 1774, Johnson usa de son influence sur les Agniers pour qu’ils choisissent Brant comme chef, présumément comme un des chefs de guerre, honneur que Brant n’accepta pas sans hésitation. Brant travailla aussi sous le successeur de sir William, Guy Johnson*. En 1775, il fut nommé « interprète des Six-Nations », au salaire annuel de £85 3 shillings 4 pence (cours de l’armée américaine).
Après l’ouverture des hostilités dans les Treize Colonies, en 1775, Brant resta loyal envers le roi. À l’été, il se rendit à Montréal avec Guy Johnson et, en novembre, il s’embarqua pour l’Angleterre avec Johnson, Christian Daniel Claus* et d’autres pour exposer au gouvernement britannique leur pensée sur les affaires indiennes. Brant fut généralement mis en vedette : on le présenta à quelques-unes des personnalités les plus éminentes dans le domaine des arts, des lettres et du gouvernement, on l’initia à la franc-maçonnerie au sein de la Falcon Lodge et on fit peindre son portrait. Selon Boswell, il « fut frappé par l’aspect général de l’Angleterre, mais il avoua admirer surtout les dames et les chevaux ». Il n’en négligea pas pour autant le côté sérieux de sa mission. Son compagnon agnier Oteroughyanento (Ohrante) et lui firent part à lord George Germain, secrétaire d’État aux Colonies américaines, des plaintes des Agniers relatives aux empiétements sur leurs terres : « Il est très dur, déclara Brant, après que nous eûmes laissé les sujets du roi avoir tant de nos terres pour si peu, [de constater] qu’ils veulent nous enlever [...] les petits lopins que nous avons conservés pour faire vivre nos femmes et nos enfants. » Germain convint entièrement avec lui que les Indiens avaient été lésés par les Américains, mais il affirma que le gouvernement ne pouvait s’occuper de corriger la situation avant le règlement de la querelle avec les sujets rebelles du roi. Il espérait que les Six-Nations resteraient loyales, contre quoi elles pouvaient être assurées de recevoir « toute l’aide que l’Angleterre pourrait leur apporter ». Brant fut satisfait de cette promesse, qu’il répéta plus tard dans un discours aux Six-Nations. Au vrai, par suite des discussions qu’il eut avec de nombreux dirigeants anglais de diverses tendances politiques, il se convainquit plus que jamais que le bien-être des nations indiennes dépendait du maintien de leur alliance avec le roi.
Brant et ses compagnons rentrèrent en Amérique du Nord à temps pour participer à la bataille de l’île Long, dans la colonie de New York, à l’été de 1776. Son ami loyaliste Gilbert Tice et lui, déguisés, traversèrent ensuite la partie du territoire occupé par les Américains jusqu’au pays des Iroquois, où Brant pressa les Indiens de laisser tomber leur traité de neutralité avec le Congrès continental et d’appuyer effectivement les forces britanniques. Après des efforts soutenus en ce sens, il leva un corps d’environ 300 guerriers indiens et de 100 Loyalistes blancs. Il passa près d’un an dans la région de la rivière Susquehanna. Cantonné à Onoquaga (près de Binghamton, New York), il fit plusieurs sorties avec ses Indiens et ses Loyalistes pour stimuler la résistance des Blancs, soulever les Indiens et confisquer des vivres. En juillet 1777, il arrivait à Oswego, suivi de quelque 300 guerriers, afin de participer à la campagne de Barrimore Matthew St Leger*. Il prit part, le même été, au siège du fort Stanwix (Rome) et à la bataille d’Oriskany, non loin de là.
En janvier 1778, Brant quitta le fort Niagara avec un parti de guerriers pour aller reconnaître le territoire indien et être à l’affût de toute tentative d’invasion de la part des Américains. En mai et juin, ses troupes attaquèrent Cobleskill et Durlach (Sharon). Cantonné de nouveau à Onoquaga, il continua d’envoyer des partis chargés de surveiller les environs et de confisquer des vivres. Accompagnés d’un détachement de rangers sousle commandement du capitaine William Caldwell*, Brant et ses guerriers attaquèrent et détruisirent German Flats (près de l’embouchure du ruisseau West Canada), en septembre. Pendant le mois d’octobre, ses hommes et lui poursuivirent leurs raids, surtout dans le comté d’Ulster. Puis Brant unit ses forces à celles des rangers du capitaine Walter Butler*, de même qu’à un certain nombre de Tsonnontouans, en vue d’une attaque contre Cherry Valley au début de novembre. Au cours de l’action, se soustrayant au commandement de Butler, les Tsonnontouans semèrent la mort dans l’établissement, tuant amis et ennemis indifféremment. Brant et ses hommes tentèrent désespérément, non sans un certain succès, de sauver un grand nombre de non-combattants blancs de la fureur des guerriers tsonnontouans. Selon tous les rapports, écrivit Mason Bolton, commandant à Niagara, Brant « fit montre d’une grande humanité envers tous ceux qui tombèrent entre ses mains à Cherry Valley ».
Durant le mois de juillet 1779, Brant et sa troupe d’Indiens et de Loyalistes attaquèrent l’établissement de Minisink (Port Jervis, New York) et taillèrent en pièces la milice envoyée à leur poursuite. Le 29 août, à la bataille de Newton (près d’Elmira) – ce fut le combat le plus important de l’expédition Sullivan-Clinton au pays des Iroquois –, les Indiens eurent moins de chance. Un corps d’armée regroupant des Indiens, des rangers et quelques soldats réguliers, sous le commandement du major John Butler*, de Brant, de Kaieñ?kwaahton* et de Kaiütwah?kü (Complanter), subit la défaite et fut obligé de battre en retraite sous les assauts de l’armée américaine. L’énorme avantage numérique des Américains, sans compter la supériorité de leur armement et de leur ravitaillement, rendit impossible tout autre affrontement d’envergure pendant le cours de l’expédition, et les envahisseurs américains dévastèrent entièrement le territoire indien jusqu’à la rivière Genesee avant de retourner sur leurs pas. La présence des réfugiés indiens, repoussés en masse dans la région environnant le fort Niagara, affecta au plus haut point les réserves britanniques.
Loin d’écraser les Six-Nations, l’invasion ne fit que raviver leur désir de vengeance. Pendant l’année 1780, de nombreux partis effectuèrent des raids sur les établissements de pionniers américains et y semèrent la terreur. Au printemps, Brant et son groupe frappaient près de Harpersfield, dans la colonie de New York. En juillet, ils dévastèrent les villages des Onneiouts et des Tuscarorens proaméricains. Brant fut aussi du nombre des Indiens et des Loyalistes qui ravagèrent les établissements de la vallée de la Mohawk et de la région de Schoharie, plus tard la même année.
Brant servait comme capitaine au sein du département des Affaires indiennes depuis le début de 1779 au moins, bien qu’il n’eût point de commission. Le 16 avril 1779, Germain envoya au gouverneur Haldimand une commission portant la signature de George III et nommant Brant colonel des Indiens, en considération de son « activité et [de ses] succès étonnants » au service du roi. Haldimand supprima le document, expliquant courtoisement à Germain que Brant était, en dépit de son mérite, relativement jeune par rapport aux autres chefs de guerre indiens, qu’il « ne s’était fait connaître que très récemment sur les sentiers de la guerre » et que, même s’il s’était distingué, il était encore loin d’être reconnu par les principaux chefs de guerre comme étant sur un pied d’égalité avec les guerriers les plus expérimentés de la ligue. Le fait de donner à Brant une telle marque de distinction aurait eu dès lors « de très graves conséquences », en suscitant la jalousie et l’animosité des principaux guerriers iroquois à son endroit. C’est pourquoi Brant ne reçut point de commission officielle avant le 13 juillet 1780. Ce jour-là, sur la recommandation de Guy Johnson, Haldimand le fit capitaine «,des Indiens confédérés du Nord ».
À ce poste, Brant préféra le combat comme chef de guerre. Il expliqua plus tard à sir John Johnson* que ce dernier titre lui permettait de commander plus d’hommes sur le champ de bataille que ne le faisait habituellement un capitaine. Les officiers britanniques qui servirent avec Brant et les commandants à qui on faisait rapport de son activité militaire l’apprécièrent toujours au plus haut point. Il ressort dans les dépêches officielles comme le parfait soldat, d’une vigueur physique remarquable, courageux sous le feu de l’ennemi et tout dévoué à la cause qu’il défendait ; au demeurant, c’était un chef capable et entraînant, ainsi qu’un véritable gentleman. On connaît des volontaires blancs enrôlés dans les rangers qui demandèrent d’être mutés sous le commandement de Brant, « un homme en qui ils avaient confiance et sous lequel ils avaient servi de leur plein gré avec beaucoup de satisfaction ».
Au début de 1781, Brant et John Deserontyon projetaient une nouvelle attaque contre les Onneiouts. Mais la rumeur d’une invasion de George Rogers Clark dans la région de l’Ohio amena Guy Johnson à orienter l’activité de Brant dans cette direction. Le 8 avril 1781, Brant quitta le fort Niagara avec 17 guerriers, en route pour les villages indiens de l’Ohio. Ils y restèrent plusieurs mois et encouragèrent les habitants. Le 26 août, Brant, à la tête d’une centaine de Blancs et d’Indiens, remporta une victoire totale contre un nombre égal d’ennemis de l’armée de Clark, les tuant ou les faisant tous prisonniers.
C’est en 1782 que Brant intervint pour la dernière fois dans la guerre de la révolution. Ses guerriers et lui aidèrent d’abord les hommes du major John Ross* à réparer le fort Oswego. Puis, en juillet, il se mit en route avec un grand nombre de guerriers et une compagnie d’infanterie légère du fort pour dévaster les établissements américains. Mais on le somma de rentrer à la suite de l’annonce par Haldimand de l’ouverture des négociations de paix et, par conséquent, du rappel de tous les partis de guerre. Les hostilités allaient se terminer ; la grande carrière d’homme d’État de Brant, elle, ne faisait que commencer.
Dans ses négociations de paix avec les États-Unis, la Grande-Bretagne ne tint aucun compte de ses alliés indiens ; elle transféra aux Américains la souveraineté sur tout le territoire dont elle se réclamait, aussi loin à l’ouest que le Mississippi, même si les Indiens occupaient presque tout ce territoire qu’ils croyaient n’avoir jamais cédé aux Blancs. Apprenant les clauses du traité, Brant, en colère, s’écria que l’Angleterre avait « vendu les Indiens au Congrès ». Cette trahison indigna les Six-Nations ; les administrateurs britanniques à Québec tentèrent par divers moyens de les apaiser. Sir John Johnson, surintendant général des Affaires indiennes, leur dit qu’ils avaient droit au sol, et que ce droit était leur à titre d’uniques propriétaires au delà des frontières délimitées par le traité du fort Stanwix en 1768, soit une ligne s’étendant vers le sud-ouest depuis le fort Stanwix jusqu’à la rivière Ohio, et de là au Mississippi. Une affirmation comme celle-là, relativement aux titres fonciers, ne pouvait que tromper les Indiens en laissant dans l’ombre la distinction entre deux notions : la propriété des terres et la souveraineté qui s’exerce sur elles. En outre, les Britanniques conservèrent les forts Oswegatchie (Ogdensburg, New York), Oswego, Niagara, Detroit et Michillimakinac (Mackinac Island, Michigan), tous situés sur le territoire cédé aux Américains, et cherchèrent à convaincre les Iroquois et les Indiens des régions plus à l’ouest de se fédérer. Puis, les fonctionnaires coloniaux s’adressèrent au gouvernement de la métropole afin qu’il accordât aux Iroquois loyaux une concession foncière dans la province. Haldimand s’arrangea pour qu’une étendue de terre située sur la baie de Quinte fût mise à la disposition des Agniers, lesquels avaient perdu toutes leurs terres par suite de la guerre, ainsi que des autres Indiens des Six-Nations et de leurs alliés qui voudraient s’y installer. Mais les Tsonnontouans s’opposèrent au choix de. l’emplacement. Comme ceux-ci se trouvaient les plus à l’ouest de toutes les tribus iroquoises, leur contrée n’était pas menacée dans l’immédiat par les Américains. La plupart projetaient de rester là où ils étaient. À leur avis, l’établissement de la baie de Quinte mettrait en danger les Six-Nations en les dispersant sur un trop vaste territoire. Aux réfugiés, ils offrirent plutôt des terres dans la vallée de la Genesee. Même si les Agniers refusèrent ce cadeau, Brant était convaincu que l’argument des Tsonnontouans n’était pas sans fondement. Par son intermédiaire, les Agniers sollicitèrent donc de Haldimand une nouvelle concession, plus rapprochée des territoires qui, traditionnellement, avaient été ceux des Six-Nations. À l’automne de 1784, ils obtinrent une immense terre le long de la rivière Grand (Ontario), que les Mississagués avaient cédée en mai ; à l’exception des Agniers de Fort Hunter, sous la direction de John Deserontyon, qui préférèrent se fixer à la baie de Quinte, ils s’installèrent sur cette terre. Un recensement de 1785 montre que plus de 400 Agniers, plusieurs centaines de Goyogouins et d’Onontagués, et des groupes moins nombreux de Tsonnontouans, de Tuscarorens, de Loups (Delawares), de Nanticokes, de Tutelos, de Creeks et de Cherokees formaient ensemble une population de 1 843 âmes.
Brant joua un rôle de premier plan dans les tentatives pour regrouper les Six-Nations et les Indiens de l’Ouest au sein d’une ligue, et faire ainsi obstacle à l’expansion américaine. En août et septembre 1783, il participa à des assemblées dans la région de Detroit en vue de réaliser l’union des Indiens ; le 7 septembre, à Lower Sandusky (Ohio), il fut l’un des principaux orateurs à un conseil indien auquel assistaient des Wyandots, des Loups (Delawares), des Chaouanons, des Cherokees, des Sauteux, des Outaouais et des Mingos. Il y présenta avec émotion sa grande vision : « Nous, principaux guerriers des Six-Nations, unissons avec cette ceinture vos cœurs et vos esprits aux nôtres, de sorte qu’il ne puisse jamais se produire désormais de divisions entre nous ; que règne la paix ou que la guerre éclate, rien ne devra nous séparer, parce que nos intérêts sont communs, et rien ne devrait être entrepris que de l’assentiment de nous tous, parce que nous ne faisons qu’un avec vous. » La ligue créée lors de ces assemblées continuerait d’être, pendant un certain nombre d’années, une des principales préoccupations de Brant.
Du 31 août au 10 septembre 1784, Brant séjourna au fort Stanwix pour négocier la paix entre les Six-Nations et les représentants de l’état de New York, mais il n’assista pas aux échanges en vue d’un traité avec les commissaires du Congrès continental, au même endroit, en octobre. Toutefois, il fit savoir sa très vive indignation en apprenant que les commissaires avaient pris en otage plusieurs des principaux chefs des Six-Nations, dont son ami Kanonraron (Aaron Hill). Brant remit un voyage qu’il devait faire en Angleterre pour essayer d’obtenir leur libération.
À la fin de 1785, Brant s’embarqua pour aller présenter au gouvernement les réclamations des Agniers au sujet des pertes subies pendant la guerre, solliciter l’octroi pour lui-même d’une pension sous forme de demi-solde, demander la publication d’ouvrages religieux en agnier et obtenir l’assurance que les terres des Indiens n’avaient pas été données aux États-Unis. Plus important encore, il voulait vérifier si les Indiens loyaux, alliés du roi, pouvaient compter sur l’aide du gouvernement britannique, advenant une guerre entre les Américains et les Indiens de la ligue, par suite des empiétements américains sur les territoires indiens. Il fit le voyage en dépit de la forte opposition de sir John Johnson, qui le pressait de rester chez lui et de veiller aux affaires de la ligue.
En Angleterre, Brant réussit à obtenir sa pension et environ £15 000 en dédommagement pour les Agniers. Quant à savoir si les Indiens « seraient considérés comme les loyaux alliés de Sa Majesté et s’ils obtiendraient l’aide et l’encouragement auxquels s’attend[aient] d’anciens et véritables amis », advenant que les empiétements américains sur les territoires indiens eussent des « suites sérieuses », lord Sydney, secrétaire d’État à l’Intérieur, assura Brant du souci constant du roi pour le bien-être des Indiens. Le monarque leur recommandait de conduire leurs affaires « avec calme et modération », et d’adopter une « attitude pacifique », ce qui « vraisemblablement [...] garantirait les droits et privilèges dont leurs ancêtres [avaient] joui ci-devant ». De toute évidence, on refusait poliment de s’engager, sur le plan militaire, dans les difficultés des Indiens.
La ligue indienne n’allait pas aussi bien que Brant l’avait prévu. Les Américains n’en avaient point tenu compte et ils s’étaient efforcés de faire des traités avec des groupes moins nombreux d’Indiens. Ceux du fort Stanwix (1784), du fort McIntosh (1785) et du fort Finney (1786), qui arrachèrent aux Indiens d’immenses concessions de territoire, furent la cause d’un profond ressentiment, d’un esprit de discorde croissant et d’une détérioration de l’unité que Brant avait cherché à établir. Il fit des voyages dans la région de Detroit et de l’Ohio en 1786, 1787 et 1788, afin de renforcer la ligue et de prêcher instamment la paix avec les États-Unis. Il travailla avec ardeur, aussi, pour faire reconnaître la rivière Muskingum (Ohio) comme la frontière entre les nations indiennes et les États-Unis, mais cette solution était alors inacceptable pour le gouvernement américain.
L’une des tâches les plus difficiles auxquelles s’était attaqué Brant était de réaliser un consensus entre les diverses nations indiennes, rêve qui ne se concrétisa jamais complètement. En 1789, il tenta sans succès d’empêcher les négociations entre le major général Arthur St Clair et les Indiens, au fort Harmar (Marietta, Ohio) ; le général américain négocia avec les Iroquois, à l’exclusion des Agniers, et avec les Potéouatamis, les Sauks, les Outaouais, les Sauteux, les Wyandots et les Loups (Delawares). Comme on pouvait s’y attendre – la tactique de St Clair étant de diviser pour conquérir –, même les nations présentes aux négociations n’étaient pas adéquatement représentées. Cette tactique provoqua le mécontentement parmi les Indiens et des représailles contre les colons blancs, auxquelles les Américains répondirent par trois invasions en règle.
Le général de brigade Josiah Harmar, qui mena une expédition punitive contre les villages chaouanons et miamis, le long de la rivière des Miamis (rivière Maumee), en octobre 1790, fut défait et forcé de faire demi-tour. Le gouverneur en chef, lord Dorchester [Guy Carleton], et sir John Johnson dirent tous deux à Brant qu’ils désiraient en arriver à la paix entre les Indiens de l’Ouest et les États-Unis ; tous deux continuaient, cependant, de l’induire délibérément en erreur au sujet des frontières fixées par la Grande-Bretagne et les États-Unis en 1783. Ils lui affirmèrent de nouveau que le roi n’avait pas vraiment cédé aux Américains les terres indiennes de l’Ouest et que les frontières délimitées par le traité du fort Stanwix, en 1768, restaient inchangées. Cette duperie contribua à assurer aux Britanniques du Canada un tampon sur leurs frontières, tout en faisant porter la responsabilité de l’expansion des Blancs dans l’Ouest sur les Américains.
Au printemps de 1791, Brant se rendit sur le territoire indien, au sud des Grands Lacs, afin de poursuivre ses consultations avec les nations de l’Ouest. Lors d’un conseil tenu à Detroit, auquel assistèrent l’agent adjoint au département des Affaires indiennes, Alexander McKee*, et des représentants de la ligue, les Indiens convinrent que la rivière Muskingum serait la frontière orientale de leur pays et ils envoyèrent Brant et 12 autres délégués à Québec pour informer le gouvernement de cette décision. Brant voulait savoir si les Britanniques appuieraient les Indiens dans leurs tentatives de faire reconnaître cette frontière. Dorchester assura la délégation que le roi n’avait pas remis leur pays aux Américains, mais il insista aussi sur le fait que le gouvernement ne pouvait participer à quelque acte de guerre que ce fût. La répugnance de Dorchester à engager militairement le gouvernement désappointa Brant. En 1791, les Américains avaient conclu un traité avec la partie des Six-Nations qui vivait au sud des Grands Lacs et avaient réussi à obtenir sa neutralité. Un traité avait aussi été signé, plus au sud, avec les puissants Cherokees. Ces réussites diplomatiques américaines affaiblissaient davantage encore la ligue des Indiens de l’Ouest.
En novembre 1791, toutefois, l’armée de St Clair subit la défaite aux mains d’Indiens de l’Ouest commandés par Little Turtle [Michikinakoua], près de Miamis Towns (Fort Wayne, Indiana). Vu le prestige de Brant et sa grande influence sur les nations indiennes, le président George Washington et le secrétaire d’État à la Guerre Henry Knox l’invitèrent au siège du gouvernement, à Philadelphie, en 1792, pour solliciter ses bons offices en vue de conclure la paix dans l’Ouest. Ce fut le premier d’une série de voyages qu’effectua Brant pour conférer avec les autorités gouvernementales américaines sur les affaires indiennes. S’il resta, au cours de cette visite, le ferme défenseur des intérêts indiens et s’il repoussa l’offre d’une grande concession de terre et d’une pension – ce qu’il considéra comme une tentative de corruption –, il crut néanmoins qu’on pouvait en arriver à un compromis sur la question des frontières et se prépara à partir afin de chercher, avec les Indiens de la ligue de l’Ouest, une solution pacifique à leurs problèmes. Frappé subitement par la maladie, il arriva trop tard pour participer au conseil de la ligue, tenu à Glaize (Defiance, Ohio), du 30 septembre au début d’octobre 1792, mais il eut plusieurs consultations avec diverses nations indiennes, qui ne donnèrent toutefois aucun résultat ; il découvrit alors que celles-ci avaient durci leurs positions et exigeaient que la frontière fût avancée jusqu’à la rivière Ohio. Un conseil rassembla des commissaires américains et les Indiens de la ligue à Lower Sandusky, pendant l’été de 1793, mais Brant échoua de nouveau dans sa recherche d’un compromis. Bien que les commissaires fussent autorisés à faire certaines concessions, pourvu que les établissements américains dans la région fussent maintenus, les Indiens de l’Ouest se montrèrent inflexibles : la frontière devait être la rivière Ohio et les Blancs devaient abandonner tous leurs établissements. L’échec des négociations rendit la guerre inévitable et conduisit en 1794 à la bataille de Fallen Timbers (près de Waterville, Ohio), où les Indiens de l’Ouest subirent une défaite retentissante aux mains du major général Anthony Wayne et de son armée [V. Weyapiersenwah].
Après la victoire de Wayne, Brant et le lieutenant-gouverneur Simcoe partirent tous deux pour l’Ouest afin d’encourager les Indiens à rester unis. Brant leur promit des guerriers des Six-Nations. Ces tentatives en vue de soutenir la ligue se révélèrent inutiles. Le traité de Greenville, négocié par Wayne en 1795, marqua effectivement la fin du grand projet d’unité indienne. De plus, le début des guerres révolutionnaires françaises en Europe avait provoqué chez les Britanniques le désir de faire la paix à tout prix en Amérique du Nord. Par le traité Jay, en 1794, ils avaient accepté de rendre les forts frontaliers aux États-Unis, et, en 1796, ces forts, symboles de l’appui britannique à la cause indienne, étaient remis aux Américains.
À la suite de la réorientation de la politique britannique, l’obstination de Brant à encourager l’unité indienne et à garder des contacts avec les autres nations indiennes devint une source d’ennuis et de suspicion pour le gouvernement britannique et pour des administrateurs comme Dorchester dans les deux Canadas, qui cherchaient à maintenir les Indiens divisés, dépendants et soumis. Même s’ils avaient été à un moment donné en faveur d’une ligue indienne et qu’ils avaient appuyé le leadership de Brant, ils essayèrent dès lors de le décourager de toute action diplomatique, de miner son influence et d’infléchir ses intérêts vers son propre établissement. Brant n’était pas homme à plier facilement, et les controverses que tout cela provoqua furent, pendant des années, une cause de tension.
Brant était le principal porte-parole de la rivière Grand. Chef de guerre seulement, il agissait toutefois à titre de sachem. Il travaillait toujours en étroite collaboration avec Tekarihó:ken, le grand sachem agnier, mais les chefs se reposaient sur lui quand il s’agissait de diplomatie et de négociations foncières, à cause de son instruction, de sa maîtrise de l’anglais, de ses relations avec de nombreux fonctionnaires d’Angleterre et du Canada, et de « sa connaissance des lois et coutumes des Blancs ». Depuis longtemps en rapport avec la famille Johnson, ayant fréquenté la meilleure société de Grande-Bretagne et d’Amérique du Nord, il fut amené à adopter leurs façons de faire. Il vivait à la mode d’un gentleman anglais, avait quelque 20 serviteurs blancs et noirs, tenait une table bien garnie, se faisait servir par des serviteurs noirs en livrée et recevait avec grâce. En 1795, il acquit des Mississagués une grande portion de terre dans les environs de Burlington Bay (Hamilton Harbour). Le gouvernement ayant ratifié cet achat, il emménagea plus tard dans une belle maison qu’il y avait construite. Les Blancs qui l’avaient fréquenté disaient leur admiration pour son intelligence, sa civilité, son affabilité, sa dignité et sa vivacité d’esprit. De taille impressionnante, il mesurait 5 pieds 11 pouces et était droit, fort et bien fait, quoiqu’il eût tendance à l’embonpoint dans les dernières années de sa vie.
Brant fut constamment préoccupé du progrès intellectuel et spirituel de son peuple. Pendant la Révolution américaine, il avait obtenu un maître d’école pour l’établissement agnier situé près du fort Niagara et avait fait construire une petite chapelle en bois rond près de ce qui est aujourd’hui Lewiston, dans l’état de New York. Après l’installation des Agniers sur la rivière Grand, il les aida à se pourvoir d’une école, d’un maître d’école et d’une église ; en 1789, il avait traduit en agnier un alphabet ainsi que les prières et chants liturgiques de l’Eglise d’Angleterre. Il projetait d’écrire une histoire pour les Six-Nations, mais, de toute évidence, pressé d’affaires, il ne la commença jamais. Il tenta, pendant un certain nombre d’années, d’obtenir un ministre résidant de l’Église d’Angleterre pour l’établissement et, en 1797, jeta les yeux sur Davenport Phelps, gendre d’Eleazar Wheelock, qui vivait dans le Haut-Canada où il pratiquait le droit. Il insista auprès de Phelps pour qu’il se fit ordonner. Peter Russell, administrateur du Haut-Canada, et l’évêque Jacob Mountain* s’opposèrent tous deux au choix de Phelps parce qu’il avait servi dans l’armée américaine et à cause des activités et des opinions politiques qu’on lui attribuait. Brant entretint une longue correspondance avec des fonctionnaires britanniques à propos de Phelps, mais sans résultat. Enfin, grâce aux pressions de Brant, Phelps fut ordonné à New York. Il prêcha pendant quelque temps près de Burlington Bay, mais il ne s’établit point à la rivière Grand. Il retourna bientôt aux États-Unis. Les grands efforts de Brant en vue de procurer à son peuple un ministre résidant furent donc peine perdue.
Un événement tragique survint dans la famille de Brant au cours de la distribution annuelle des présents du gouvernement, à Burlington Bay, en 1795. Isaac Brant, qui était de tempérament violent, attaqua son père avec un couteau et le blessa à la main quand celui-ci voulut parer le coup. Brant tira son poignard pour se défendre et, pendant le combat, blessa son fils au cuir chevelu. Isaac refusa d’être soigné ; en quelques jours, la blessure, gravement infectée, causa sa mort. Brant se livra aux autorités, qui le disculpèrent. Il devait porter jusqu’à la fin de ses jours la peine d’avoir contribué à la mort de son fils.
Un conflit, qui devait durer plusieurs années, opposa les Agniers de la rivière Grand et ceux de Caughnawaga et de Saint-Régis, à la fin des années 1790. Ces derniers abandonnèrent, par le traité du 31 mai 1796 signé avec l’état de New York, leurs prétentions sur une vaste étendue de terre située dans la partie nord de l’état, les Indiens de Saint-Régis acceptant de se contenter des limites de leur réserve actuelle, le long du Saint-Laurent. Plus tard, les chefs qui avaient négocié le traité, dont Atiatoharongwen, rendirent Brant responsable de la vente de leurs terres. Cette accusation, aussi fausse qu’injuste, provenait soit d’un malentendu, soit du désir de rejeter le blâme sur un tiers, ou encore d’une présentation délibérément malhonnête des faits, de la part d’Egbert Benson, négociateur en chef de l’état de New York, aux Indiens de Caughnawaga et de Saint-Régis. Brant mit quatre ans à recueillir, tant auprès de ces derniers que des fonctionnaires d’Albany, peu enclins à le renseigner, le détail des négociations. Grâce à ses recherches ardues et à ses rencontres avec la plupart des principaux négociateurs, à l’exception de Benson qui refusa de collaborer, Brant put se disculper et blanchir les Agniers de la rivière Grand.
Rarement Brant eut-il à s’occuper d’une question qui traînât davantage et qui fût plus vexante que celle de la nature des titres de propriété des Six-Nations sur la rivière Grand et de l’étendue de la concession qui leur avait été faite. D’après la concession originale de Haldimand, on avait octroyé aux Indiens loyaux des Six-Nations un territoire d’environ deux millions d’acres, allant de la source de la rivière Grand à son embouchure, et d’une largeur de six milles sur chaque rive. Le gouvernement prétendit plus tard qu’une erreur avait été commise lors de la concession, la partie nord du territoire n’ayant jamais été achetée des Mississagués et le roi ne pouvant, par conséquent, concéder ce qu’il n’avait point acquis. Malgré les demandes réitérées de Brant et des autres chefs, le gouvernement n’acheta jamais la portion manquante. Par ailleurs, de l’avis de Brant, la concession de la rivière Grand était trop vaste pour l’agriculture, compte tenu de la population indienne qui y vivait, et trop petite pour la chasse. Par suite de l’arrivée d’un nombre croissant de Blancs dans cette région et du défrichement accru des terres, le gibier se faisait rare. Aussi voulait-il que sa communauté s’assurât d’un revenu permanent à même les terres en les vendant et en les louant aux Blancs. Brant était, en outre, fermement convaincu que les Blancs vivant avec eux leur apporteraient les connaissances dont ils avaient besoin pour s’adapter à un milieu en pleine transformation, lesquelles du reste leur seraient transmises par les mariages entre Blancs et Indiens. Le territoire de la rivière Grand – Brant en était persuadé – avait été concédé, ou il aurait dû l’être, sur le même pied que les concessions faites aux Loyalistes blancs, c’est-à-dire avec tous droits de jouissance et de possession, de sorte qu’ils pouvaient en faire ce qu’ils voulaient. Mais lord Dorchester et le lieutenant-gouverneur Simcoe firent valoir un curieux argument les alliés du roi ne pouvaient avoir des sujets du roi comme tenanciers. On cita la Proclamation royale de 1763 qui avait interdit aux Blancs d’acheter à titre individuel des terres appartenant aux Indiens pour prévenir les fraudes contre ces derniers. Simcoe insista en affirmant que la concession de la rivière Grand n’avait été conçue qu’en fonction des Indiens et qu’elle ne devait jamais être aliénée. Brant refusa un titre de propriété de Simcoe qui interdisait l’aliénation des terres. En 1796, Dorchester et Simcoe avaient finalement adouci leurs positions au point d’accepter qu’on pût donner les terres à bail, à la condition que le gouvernement eût le droit de préemption. Brant continua de s’opposer à tout ce qui pouvait limiter la souveraineté indienne.
Le leadership de Brant n’allait pas sans être contesté. Un Agnier de Fort Hunter, Aaron Hill, et son frère Isaac (Anoghsoktea) avaient dénoncé auprès de lord Dorchester, en 1788, la politique de Brant visant à attirer des Blancs parmi eux. Ils prenaient aussi ombrage de l’influence politique croissante de Brant. De plus, la vente des terres aboutit à une situation financière difficile, plusieurs acquéreurs se trouvant incapables de faire les paiements prévus. Certains Indiens imputèrent à Brant la responsabilité de ce gâchis financier et de la pauvreté des revenus provenant de la vente des terres. Quelques-uns pensèrent même qu’il empochait l’argent. Au demeurant, il n’est pas impossible que les tensions existant à la rivière Grand aient incité Brant à s’installer à Burlington Bay.
Dans son désir d’assurer aux Six-Nations plein droit de disposer à leur guise des terres de la rivière Grand, Brant envisagea de faire un nouveau voyage en Angleterre afin de porter leurs griefs à l’attention du gouvernement. N’ayant pas les fonds nécessaires, il se rendit plutôt à Philadelphie, au début de 1797, pour faire transmettre ses doléances par l’intermédiaire du ministre britannique Robert Liston. La stratégie de Brant fut de parler ouvertement d’une alliance avec les Français, si son peuple n’était pas mieux traité, et de laisser courir cette rumeur jusqu’à Liston. Conférant avec ce dernier, il fit une revue complète de toutes les difficultés des Six-Nations avec le gouvernement ; il accusa ensuite les autorités des deux Canadas de refuser leur sanction aux transactions foncières des Indiens parce qu’elles convoitaient ces terres à des fins personnelles.
Délibérément, Brant se lia, dans la capitale, avec le parti profrançais et s’appliqua à éviter toute rencontre avec les représentants du gouvernement, jusqu’à ne tenir aucun compte des invitations répétées du secrétaire d’État à la Guerre, James McHenry, à lui rendre visite. McHenry lui avait organisé une rencontre avec Washington, mais Brant quitta Philadelphie sans même voir le président, après s’être plaint abondamment du mauvais accueil des fonctionnaires américains. Le mot de Liston sur Brant – « si déterminé, si capable et si adroit » – ne pouvait être plus vrai.
La conduite de Brant alarma à la fois Liston et les autorités britanniques du Canada. Devant la rumeur d’une attaque franco-espagnole contre les possessions britanniques, à partir du Mississippi, on craignait que le mécontentement des Indiens ne les amenât à joindre leurs forces à celles des envahisseurs [V. Wabakinine*]. Aussi Brant obtint-il en 1797, à la suite de très fortes pressions sur Peter Russell, l’approbation officielle des transactions foncières effectuées jusque-là. Simple répit, pourtant, puisque le gouvernement allait conserver, dans les années suivantes, une attitude tout à fait négative relativement au droit des Indiens de vendre ou de louer leurs terres à des particuliers.
En 1797 également, les Agniers réussirent à négocier un accord avec l’état de New York au sujet des bois qui entouraient leurs anciens villages de Fort Hunter et de Canajoharie. Brant et John Deserontyon signèrent avec l’état de New York, à Albany, le 29 mars 1797, un traité qui accordait aux Agniers une modeste compensation de 1 000 $, plus 600 $ pour les dépenses qu’ils avaient engagées.
Toujours déterminé à garantir la pleine souveraineté des Indiens sur leurs terres de la rivière Grand, Brant envoya son associé John Norton en Angleterre, en 1804, pour y défendre la cause indienne et obtenir la confirmation de la concession originale de Haldimand. William Claus*, surintendant général adjoint des Affaires indiennes du Haut-Canada, répondit à cette démarche en tentant de faire évincer Brant de son rôle de chef. Il envoya à la rivière Grand un émissaire indien, chef goyogouin du nom de Tsinonwanhonte, chargé de saper l’autorité de Brant, et il écrivit aux autorités, en Angleterre, pour tenter de faire échec à Norton. Incapable de convaincre la grande majorité des Indiens de la rivière Grand de la corruption de Brant et de Norton, qui auraient travaillé contre leurs intérêts, Claus sema la méfiance parmi les Indiens des Six-Nations qui vivaient du côté américain. Ils convoquèrent un conseil des Six-Nations à Buffalo Creek, en dépit du fait que le feu du grand conseil avait été transféré plusieurs années auparavant au village onontagué de la rivière Grand. Ce conseil croupion, formé surtout de Tsonnontouans, désavoua la mission de Norton et déposa le chef Brant. Quelques personnes seulement de la rivière Grand assistaient à cette rencontre. Une délégation du conseil de Buffalo Creek se rendit alors au fort George (Niagara-on-the-Lake, Ontario) et tint un conseil semblable avec Claus, qui envoya en Angleterre une copie des délibérations et ruina effectivement la mission de Norton. Selon Brant, qui s’en plaignit plus tard, Claus avait lui-même dicté ce document, et des gens ordinaires s’étaient attribué, en le signant, la qualité de chefs pour donner plus de poids à la déclaration.
Brant réagit avec vigueur et réprimanda sévèrement, en conseil, ceux de la rivière Grand qui avaient pris part à cette affaire, les accusant d’avoir été les dupes de Claus. Puis il partit pour le fort George et tint un conseil le 28 juillet 1806 afin d’accuser Claus de duplicité, en lui rappelant que les Indiens qui avaient choisi de rester du côté des Américains n’avaient aucun droit sur le territoire de la rivière Grand et rien à dire dans son gouvernement interne. Les chefs de la rivière Grand conservèrent leur entière confiance en Brant et le maintinrent dans ses fonctions de chef. Il reçut aussi l’appui d’un groupe d’opposition au gouvernement, et particulièrement de William Weekes, du juge Robert Thorpe* et du missionnaire Robert Addison*. Il projetait un autre voyage en Angleterre pour plaider la cause des Indiens et corriger le tort que Claus y avait fait quand la mort vint le surprendre.
Plusieurs facettes de la culture des Blancs avaient impressionné Brant. Il admirait leurs techniques, leur mode de vie et leur industrie. Il comprit que, vu le contexte nouveau dans lequel vivaient les Indiens, le partage traditionnel des tâches dans leur société, où la culture des champs incombait aux femmes et la chasse aux hommes, ne répondait plus aux besoins du jour, d’autant que le gibier se faisait de plus en plus rare et que la chasse était une activité à la baisse. Aussi risquait-on bientôt de souffrir davantage de la faim, selon toute apparence, et de voir le rôle des hommes réduit à peu de chose dans la vie quotidienne. Pour survivre, les Indiens seraient forcés d’adopter les techniques agricoles des Blancs, d’élever des animaux et d’inciter les hommes à se tourner vers les travaux de la ferme. Il invita des familles blanches à aller s’installer près de son peuple, à la rivière Grand, « afin de construire des routes, de produire des vivres et de [les] initier aux bienfaits de l’agriculture ». Brant était en outre convaincu qu’un des meilleurs moyens d’aider son peuple, en cette période de transition, était de s’allier par mariage avec les Blancs. Mais il y avait d’autres aspects de la culture européenne que Brant appréciait hautement. Anglican consciencieux, il traduisit des parties de la Bible et contribua à la fondation d’églises pour ses gens. Il croyait nécessaire également que le peuple apprit à lire et à écrire tant en langue indienne qu’en anglais, et il s’appliqua à promouvoir l’éducation des siens.
Mais il y avait des aspects de la civilisation des Blancs que Brant voulait écarter, les jugeant inférieurs aux usages des Iroquois, lesquels relevaient d’une conception plus égalitaire de l’homme et faisaient la place moins belle aux rivalités de toutes sortes. Il était rebuté, chez les Blancs, par la division des classes sociales, si profondément ancrée dans les mœurs, par la dureté de leurs lois et l’application inéquitable de la justice, par l’élimination des faibles par les puissants, par l’horreur des prisons et, en particulier, par la coutume révoltante de l’emprisonnement pour dettes. « Chez vous, les palais et les prisons contrastent affreusement », écrivait-il à un correspondant blanc. « Allez dans les premiers, et vous y verrez peut-être une créature façonnée du limon de la terre qui se donne des airs qui ne sont appropriés qu’au Grand Esprit. Allez dans une de vos prisons : là, on n’a aucun mot pour décrire [ce qu’on voit]. » Il n’était pas sans savoir fort bien que, chez les Blancs, les puissants pouvaient très souvent infléchir la loi ou l’éviter, et que « les biens de la veuve et de l’orphelin » étaient souvent « la proie d’entreprenants aigrefins », choses qu’on ne voyait jamais chez les Indiens. Autant de traits de la culture blanche qui, selon Brant, juraient atrocement avec la morale chrétienne. « Cessez dès lors de vous dire chrétiens, de crainte de manifester à la face du monde votre hypocrisie », écrivait-il au même correspondant. Et retournant contre les Blancs une de leurs épithètes favorites qui avait toujours irrité les Indiens, il ajoutait : « Cessez aussi de traiter d’autres nations de sauvages, car vous êtes dix fois plus qu’elles les enfants de la cruauté. »
Si les imperfections morales des Blancs heurtaient l’idéalisme de Brant, elles constituaient aussi, à son avis, un obstacle réel à l’adoption par les gens de son peuple des éléments de la civilisation blanche nécessaires à leur survie. Il s’en expliquait à Samuel Kirkland, dans une lettre écrite en 1791 : « une série de circonstances et d’événements convergents semble leur démontrer que les Blancs, quels que soient leurs prétextes, tendent à les détruire ; avec de pareilles idées, leurs préjugés s’accroissent naturellement, et voyant d’une part l’épée appuyée par l’injustice et la corruption, est-il étonnant qu’ils doutent d’autre part de la sincérité des propositions qui leur sont faites en vue d’un changement aussi grand que celui que produira [l’introduction de] la civilisation ».
Personnage d’une grande noblesse, Brant consacra toute sa vie au progrès de son peuple et lutta pour le maintien de sa liberté et de sa souveraineté. Sa plus grande faiblesse fut son incapacité à cerner la nature de l’impérialisme britannique et à comprendre que les Britanniques ne permettraient pas la coexistence de deux souverainetés dans le Haut-Canada. Le gouvernement britannique manipula et exploita les Indiens dans les intérêts de l’Empire : on les encouragea à aliéner leurs terres en temps de paix et on les pressa très vivement de combattre avec les Britanniques en temps de guerre ; on ne tint aucun compte d’eux dans le traité de paix ; on les poussa à former une vaste ligue pour servir de tampon entre les Américains et les Britanniques ; et on les força d’abandonner la ligue après que les Britanniques eurent réglé leurs différends avec l’ennemi et que la puissance croissante des Indiens fut devenue une menace pour eux. Alors, les agents coloniaux de la Grande-Bretagne furent invités à fomenter des rivalités et des divisions parmi les nations indiennes afin de les maintenir dans un état de perpétuelle dépendance à l’égard du gouvernement britannique. Brant n’avait pas compris non plus à quel point les Indiens étaient devenus dépendants dans leur nouvel environnement, à proximité des Blancs. Même les ventes de terres par les Six-Nations – pratique que Brant favorisait en vue d’objectifs immédiats – allaient, par la suite, lier sans retour les Indiens à l’économie des Blancs dans la région, au fur et à mesure que diminuait la superficie des terres qu’ils y possédaient. Seul le grand projet de Brant d’unir les différentes nations indiennes, s’il avait pu le réaliser dans les faits, eût assuré plus longtemps le maintien de la souveraineté indienne et ralenti l’expansion des Blancs. Mais ses plans furent renversés par les jalousies et les divisions au sein des nations indiennes de la ligue, et par les tentatives réussies des Américains, puis des Britanniques, pour miner celle-ci. Lorsque Tecumseh reprit l’idée d’une ligue à la génération suivante, il était déjà trop tard.
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